Baudouin : la conscience d'un roi
Le Roi Baudouin de Belgique, décédé en 1993, fait actuellement l’objet d’un processus de béatification lancé au Vatican en décembre 2024. Cette nouvelle a été annoncée par le Pape François lui-même lors de son voyage apostolique en Belgique en septembre de la même année. A cette occasion, le Pape a salué publiquement le courage du Roi face à la loi dépénalisant l’interruption volontaire de grossesse (IVG) en 1990, qu’il a qualifiée de “loi assassine”, et a encouragé les évêques belges à poursuivre cette cause pour inspirer les dirigeants contemporains. Cette actualité a remis en lumière l’acte courageux de ce catholique engagé. Qui était donc le roi Baudouin ? D’où venait son engagement en faveur de la vie ?
Un roi très chrétien
Né en 1930, Baudouin Ier semblait destiné à la tragédie. Orphelin de mère à 4 ans — la reine Astrid mourut dans un accident de voiture —, il vit son adolescence marquée par la guerre, la déportation et l’abdication forcée de son père, le roi Léopold III. Devenu roi à peine sorti de l’adolescence, en 1951, on le disait triste, solitaire, écrasé par une couronne trop lourde.
C’est la foi qui transfigura cet homme mélancolique. Fervent catholique, proche du Renouveau charismatique et du cardinal Suenens, il puisait sa force dans l’Eucharistie quotidienne et la prière. Sous l’influence bienveillante du cardinal Suenens, figure majeure de l’Église belge, le Roi s’ouvrit avec humilité au Renouveau charismatique, découvrant une relation personnelle, vibrante et confiante avec l’Esprit Saint. Sa vie s’illumina en 1960 lors de son mariage avec la comtesse espagnole Fabiola de Mora y Aragón. Unis par une même ferveur, ils formèrent un couple rayonnant, véritable « église domestique » au sommet de l’État.
Leur croix commune fut l’absence d’enfants. Après plusieurs fausses couches, le couple royal accepta cette épreuve dans l’abandon à la Providence. Baudouin confiera plus tard : « Vous savez que nous n’avons pas d’enfants. Longtemps nous nous sommes interrogés sur le sens de cette souffrance. Peu à peu, nous avons compris qu’en n’ayant pas d’enfants à nous, notre cœur était plus libre pour aimer tous les enfants, absolument tous ». Cette paternité spirituelle universelle allait devenir la boussole de son engagement moral.
1990 : le cas de conscience face à l’IVG
Au tournant des années 1990, la Belgique fut traversée par les débats sur la dépénalisation de l’avortement. Un projet de loi, porté par une coalition libérale-socialiste, visait à autoriser l’IVG. Pour le Roi, fidèle à sa conviction chrétienne et aux engagements de sa vie envers les plus faibles, ce texte était inacceptable. Il y voyait une rupture anthropologique majeure. Pour Baudouin, marqué par les grossesses tragiques de son épouse, signer ce texte était impossible. Il choisit d’abord de s’exprimer par une lettre à son Premier ministre, livrant sa conviction :
“Ce projet soulève en moi un grave problème de conscience. Je crains en effet qu’il ne soit compris par une grande partie de la population comme une autorisation d’avorter durant les douze premières semaines après la conception.
J’ai de sérieuses appréhensions aussi concernant la disposition qui prévoit que l’avortement pourra être pratiqué au-delà de douze semaines si l’enfant à naître est atteint d’une « affection d’une particulière gravité et reconnue comme incurable au moment du diagnostic ». A-t-on songé comment un tel message serait perçu par les handicapés et leurs familles ?
En résumé, je crains que ce projet n’entraine une diminution sensible du respect de la vie de ceux qui sont les plus faibles. Vous comprendrez donc pourquoi je ne veux pas être associé à cette loi.”
Fidèle à sa conscience, le roi Baudoin refuse de céder et il ajouta dans sa lettre : « À ceux qui s’étonneraient de ma décision, je demande : serait-ce normal que je sois le seul citoyen belge à être forcé d’agir contre sa conscience dans un domaine essentiel ? La liberté de conscience vaut-elle pour tous sauf pour le roi ? ». Pour autant, il n’ignorait pas la situation dans laquelle pouvait se trouver les femmes confrontées à l’avortement : « D’autre part, mon attitude ne signifie pas que je sois insensible à la situation très difficile, et parfois dramatique, à laquelle certaines femmes sont confrontées. »
“L’impossibilité de régner” : un sacrifice pour la vérité
La crise institutionnelle fut sans précédent. En Belgique, le Roi doit sanctionner les lois pour qu’elles entrent en vigueur. L’entourage du roi s’inquiète et cherche à le faire changer d’avis. Les risques sont réels pour la monarchie. Mais le roi reste ferme dans ses convictions : « Vous pouvez téléphoner au pape pour qu’il me demande de signer, je ne le ferai pas » aurait-il dit. Les institutions politiques sont dans l’impasse : sans la signature du roi, la loi ne peut être promulguée. C’est finalement le Premier ministre qui inventa la parade en utilisant les dispositions de la Constitution belge : le gouvernement utilisa l’article 82 de la Constitution pour déclarer le Roi dans « l’impossibilité de régner ». Durant 36 heures, du 3 au 5 avril 1990, Baudouin fut techniquement déchu de ses pouvoirs. C’est le gouvernement qui signa la loi à sa place. Le roi informa alors le premier ministre que son impossibilité de régner avait cessé d’exister et les Chambres levèrent l’interdiction de régner. Le roi retrouva ses pouvoirs sans avoir renoncé à sa conscience.
Les leçons d’une abdication
Quels enseignements tirer de cet événement ? En dehors de la force des convictions du roi Baudouin, ne s’agit-il pas d’un événement parfaitement anecdotique ? En réalité, le fait marquant est que le roi a refusé la “schizophrénie morale” que la modernité exige souvent des gouvernants. En effet, le roi, avant d’annoncer publiquement son refus, a pris le temps de consulter des proches : notamment Pierre Harmel, ancien Premier ministre et André Molitor, ancien chef de cabinet du roi. Ces personnalités catholiques lui avaient alors conseillé de signer la loi en tant que Chef de l’État, tout en exprimant sa désapprobation en tant qu’homme privé, séparant ainsi les convictions privées et l’homme public. Baudouin a refusé cette distinction. Contrairement à de nombreux responsables politiques qui mettent leur foi “sous le boisseau” une fois élus, il a estimé que la vérité ne se divise pas. Il a refusé de dissocier l’homme public de l’homme privé, témoignant qu’on ne peut servir le bien commun en agissant contre sa conscience.
Un modèle pour les dirigeants d’aujourd’hui
Le roi Baudouin s’est éteint brutalement trois ans plus tard, en 1993, lors de vacances en Espagne. Lors de ses funérailles, une foule immense et fervente lui rendit hommage, témoignant de l’affection du peuple pour ce souverain qui avait su rester, selon le mot de l’Évangile, un « serviteur ».
En encourageant sa cause de béatification, le pape François propose Baudouin comme modèle pour les politiques contemporains. À une époque où les pressions idéologiques sont fortes, la figure du Roi rappelle qu’il existe un sanctuaire inviolable : la conscience. Il montre qu’un chrétien en responsabilité doit parfois savoir dire « non » au monde pour dire « oui » à la Vie.